L’intelligence économique à Bercy : mise en œuvre de l’outil « influence ».

L’intelligence économique intéresse Bercy et pas seulement dans la façon dont l’intelligence économique peut aider les entreprises à être pérenne. L’intelligence économique et ses techniques sont utilisées également par ce ministère pour lui-même.

Voici un cas d’école : diffusion des informations relatives à l’utilisation des impôts et consultation sur ce que souhaiterait le public en matière d’utilisation de l’argent public.

 

Le contexte.

Les impôts et les prélèvements obligatoires sont de plus en plus remis en cause par l’opinion public et les entreprises. Comme le montre Brigitte Alepin(1) dans son livre « La crise fiscale qui vient », l’impôt en lui-même est contesté par le public qui estime qu’il est trop élevé, surtout en regard de l’indulgence qui est faite aux classes les plus fortunées ou aux entreprises, en matière de prélèvement. Ce phénomène s’accroit d’autant plus que ces classes fortunées et les entreprises ont des moyens leur permettant de faire de l’évitement fiscal, légal ou illégal, en rémunérant des cabinets spécialisés dans ce domaine.

Les impôts sont une contribution volontaire au financement des externalités positives. Cette contribution volontaire du public est également remise en cause en France où les classes moyennes estiment supporter, à elles-seules, le fardeau des dépenses publiques pendant qu’une minorité aisée et les entreprises ne contribuent pas, à leur juste part, au fonctionnement de la Nation et pour financer les besoins collectifs.

 

L’effet ciseau : baisse d’impôts et hausse des besoins.

Des avantages fiscaux avaient déjà été accordés par F. Hollande en instaurant le CIR et le CICE. La volonté politique de E. Macron de baisser les impôts (en priorité sur les entreprises puis sur les ménages) arrive alors que les besoins en financement publics sont de plus en plus importants. Ces besoins croissants sont présents dans le cadre de promesses faites pour remettre en état des situations que l’on a laissé se dégrader (santé, défense, sécurité, justice) ou que l’on souhaite éviter qu’elles ne se dégradent encore plus (éducation).

Mais fautes de hausse des prélèvements, c’est à recettes pratiquement constantes qu’il faut gérer. Ainsi, les priorités varient en fonction des dégradations que l’opinion publique juge désormais inacceptables, ou que les professionnels ne peuvent plus supporter au point de paralyser l’action publique par leurs démissions, arrêts de travail ou grève (exemples : urgences hospitalières en 2022 et juin/juillet 2023, greffiers des tribunaux en juillet 2023).

A taux de prélèvement constant, voire en baisse, ce n’est pas la hausse du PIB, et les recettes en valeur, qui compensent les besoins en dépenses supplémentaires.

De plus, si les baisses d’impôts sont accordées à peu près uniformément en % pour toutes les classes sociales, leur correspondance en valeur  sur la base imposée est toute autre. Or, c’est bien en valeur que nos dépenses sont comptées…

L’objectif de Bercy

L’idée est donc de :

  • faire de la pédagogie pour continuer à faire en sorte que la contribution reste le plus « volontaire » possible,
  • piéger le contribuable en l’amenant à choisir les priorités de dépenses publiques et l’enfermer dans ses propres choix.

Action 1 : l’influence par la pédagogie avec la page « A quoi servent nos impôts ? ».

Il s’agit de montrer que les impôts sont utiles au sens collectif pour ce qu’ils permettent de financer. Le but affiché est de convaincre l’opinion que payer des impôts est une bonne chose, à titre individuel (celui qui paye l’impôt est un bénéficiaire) et à titre collectif (l’ensemble des agents économiques y compris les individus en profitent). Les entreprises ne sont visiblement pas la cible de l’opération de pédagogie, alors que certains rappels pourraient leur être faits, notamment aux FMN et les syndicats patronaux.

L’effort de pédagogie est louable (https://www.economie.gouv.fr/enavoirpourmesimpots/comment-largent-public-est-il-utilise)

Sur les usages de l’argent public, le schéma est clair. Mais certaines explications sont manquantes (https://www.economie.gouv.fr/enavoirpourmesimpots). C’est le cas pour : services de fonctionnement des administrations publiques, charges de la dette, éducation, recherche.

Tout est affaire de communication : Bercy oriente l’information avec des grands blocs dont le détail est loin d’être limpide. Bercy tait certains mécanismes d’aspiration des financements publics pour lesquels la maîtrise des prix de cession n’est pas contrôlée (transport dans le domaine de la santé, transfert d’aide pour l’amélioration du logement ou la production de chaleur, primes pour les véhicules propres, aide à la production d’énergie éolienne ou solaire,…).

Ainsi le bloc « Santé » est le plus important mais ce qu’il contient est très nébuleux même si quelques éclaircissements peuvent être obtenus (https://www.economie.gouv.fr/enavoirpourmesimpots/mes-impots-au-quotidien).

Le biais existe aussi en mentionnant l’effet des complémentaires santé qui sont associées au dispositif « reste à charge 0 ». Le financement des complémentaires est exclusivement assuré par les entreprises et les individus sans passer par l’impôt. Ces complémentaires ont d’ailleurs un taux de redistribution de 40% inférieur à celui de la sécurité sociale pour des montants financiers manipulés inférieurs à ceux de la sécu (source documentaire « La Sociale », Giles Perret, 2016).

Certaines informations ne sont pas à jour : ainsi la CVAE existe toujours, tout comme la taxe d’habitation (https://www.economie.gouv.fr/enavoirpourmesimpots/dou-vient-largent-public).

Toutefois, le schéma est représentatif : il montre clairement que le travail est la base de la collecte d’argent pour l’Etat, loin devant le capital et la finance (cliquez pour voir le graphique).

Enfin, la notion de redistribution est exposée (https://www.economie.gouv.fr/enavoirpourmesimpots/la-redistribution-un-systeme-solidaire).

Ainsi, certaines formulations sont ambiguës : « Selon l’Insee, en 2019, la réduction des écarts de niveaux de vie permise par la redistribution provient à 62 % des prestations sociales (minima sociaux, prime d’activité, aides au logement, prestations familiales) et à 38 % des prélèvements obligatoires directs (impôt sur le revenu, cotisations et contributions sociales). ». La source de financement des prestations sociales n’est pas mentionnée : tout ne vient pas de l’impôt sur le revenu !

Le but de la redistribution est énoncé : « Au fil de son histoire, la France a fait le choix d’un système solidaire de redistribution des richesses favorisant une meilleure équité entre les citoyens. La redistribution correspond à l’ensemble des transferts publics qui affectent le niveau de vie des ménages, à la hausse à travers les prestations qu’ils reçoivent et à la baisse par les prélèvements dont ils s’acquittent. ». Le lecteur se posera la question de savoir où est l’équité, vue de ceux qui subissent la redistribution comme « une baisse par les prélèvements dont ils s’acquittent ».

Action 2 : l’influence en enfermant les citoyens dans leurs choix

La consultation sur l’utilisation des impôts  était basée sur un questionnaire en 4 pages (page 1 en fin d’article). Il pose trois types de questions :

  • identification des postes de dépenses les plus élevés (questionnaire 2)
  • identification des postes où il faudrait dépenser plus (questionnaire 2)
  • identification des postes où il faudrait dépenser moins (questionnaire 3)

Pour reboucler avec les questions précédentes, il est demandé au répondant d’évaluer si le service rendu par certains services publics s’est amélioré ou a régressé (questionnaire 3).

Il est demandé « aux français » de choisir comment les vases communiquant vont devoir être mis en œuvre. Le postulat présidentiel d’E. Macron est qu’il ne faut pas augmenter la charge fiscale. Donc, à collecte constante voire à collecte en baisse, il sera possible de s’appuyer sur « les dépenses à réduire » qui seront à transférer vers « les dépenses à accroitre ».

En d’autres termes, il faudra choisir quel verre vider pour pouvoir en remplir un autre. Mais tous les verres ne seront pas pleins ! Or, on sait déjà que les besoins de la Société augmentent de façon continue, en partie aussi parce que l’on accorde de nouveaux droits (exemples : PMA pour toutes, extension du Pass Culture entre 15 et 18 ans)

Ainsi, le répondant doit choisir entre avoir des enfants bien instruits et une population bien soignée, et être en sécurité et doté d’une justice rapide et efficace. Mais, le répondant ne pourra pas tout avoir.

L’influence sera alors de pouvoir s’appuyer sur les réponses fournies pour justifier de la hiérarchisation des choix budgétaires à collecte constante (ou en baisse) et enfermer le public dans les trois choix qu’on lui aura demandé de formuler.

De toute évidence, il deviendra difficile de contester les choix d’attribution des dépenses puisqu’ils auront été définis par « le public ». Le « public » s’est auto-muselé : il ne pourra pas aller à l’encontre des choix qu’il a lui-même formulés. Ce serait se renier ! Le piège vient de se refermer.

Action 3 : obtenir les arguments à opposer aux français (sur la base des réponses obtenues)

Enfin, une question ouverte sur les dépenses inappropriées ou choquantes permet au public de s’exprimer (questionnaire 3). Nul doute qu’une partie des réponses sera masquée (recours aux cabinets de conseil par exemple, pont d’or accordé aux firmes multinationales étrangères _exemple de Prologium à Dunkerque).

Les autres réponses (questionnaire 4) permettront de disposer d’arguments sociologiques pour soutenir les choix faits par l’exécutif et la présidence, et de légitimer habilement les décisions ministérielles ou présidentielles.

L’exécutif et la présidence pourront ainsi se baser sur la « parole du peuple », peuple qui se sent d’habitude si peu représenté. Là-encore, le peuple aura du mal à contester des choses qui seront en accord avec les opinions et informations qu’il aura lui-même fournies : ce serait se contredire. Le piège est définitivement scellé.


Pour conclure, il est constaté que l’intelligence économique n’est pas l’exclusivité des entreprises. L’Etat peut aussi se saisir de l’I.E. et l’employer à son profit en matière économique.

Alors que l’intelligence économique contient la veille et la protection, son dernier axe, l’influence, est sans doute un des plus puissants.

Dans le cas des prélèvements obligatoires, leur impopularité voire leur rejet nécessite d’étouffer les reproches que le public peut leur faire, notamment au sujet de l’impôt sur le revenu.

Demander au public ce qu’il juge comme opportun ou non, et ce qu’il suggère, permet de collecter des données utiles à l’élaboration d’une décision puis à son argumentation habile en reprenant les éléments fournis par le public lui-même. Cela permet d’emprisonner le public dans ses propositions et de l’empêcher de contester, ce qui l’amènerait à renier ce qu’il a lui-même suggéré.

Comme personne n’aime passer pour un imbécile qui change d’avis ou qui ne sait pas ce qu’il veut, le soutien aux décisions en matière de fiscalité pourra être fait par l’influence, influence qui permettra de contrecarrer l’émergence de toute opposition.

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(1) Brigitte Alepin dispose également de son propre site internet –> ici

Page 1 du questionnaire de Bercy –> ici.

Photos d’illustration libre de droit sur www.pexels.com
Photo de Tima Miroshnichenko (visage regarde écran avec graphique)
Photo de Nikolaos Dimou (ciseaux)
Photo de Nataliya Vaitkevich (formulaire impôts)
Photo de RDNE Stock project (réponse à questionnaire)
Photo de Andrea Piacquadio (femme derrière les barreaux d’une grille)
Photo de Markus Spiske (billets en euros)
Photo de Mikhail Nilov  (documents avec graphiques)
Photo de Ferbugs (verres et bouteille)

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